Stefan Zweig, revenant

Éric de Bellefroid
in https://lalibre.be

NOUVELLE

Un manuscrit inédit du magnifique écrivain viennois exhumé pour notre bonheur.

Stefan Zweig n’est pas tout à fait mort. Il ne dort que d’un œil, fidèle à cette conscience inquiète du XXesiècle qu’il incarna si bien jusqu’à son suicide, en 1942 à l’âge de 61 ans. L’auteur juif autrichien du "Monde d’hier", "cet écrivain tourmenté et secret, acharné de travail", comme le décrit Catherine Sauvat dans sa jolie biographie de 2006 ("Stefan Zweig", Folio, inédit), avait laissé vierge, dans ses tiroirs secrets, le manuscrit dactylographié d’une nouvelle qui n’avait encore jamais accompagné les innombrables autres au firmament des lettres.

Beaucoup connaissent déjà "La Confusion des sentiments" ou les "Vingt-quatre heures de la vie d’une femme", mais un peu moins ses romans "La Pitié dangereuse" ou l’"Ivresse de la métamorphose". Quant à ce texte-ci, qu’il avait baptisé "Le voyage dans le passé" avant d’en raturer le titre, il vient d’être publié en français chez Grasset sous son appellation d’origine. Avec, en regard, la version originale allemande.

Longtemps ne connut-on de cette nouvelle qu’un fragment intégré à un recueil collectif paru à Vienne en 1929. Ce n’est que des années plus tard que Knut Beck, éditeur chez S.Fischer Verlag, récupéra à Londres, dans les archives d’Atrium Press, un tapuscrit de 41 pages annoté de la main même de Stefan Zweig. Il devait être intégralement édité en Allemagne, en 1976, sous le titre "La Résistance de la réalité".

L’UNIVERS DES SENTIMENTS

C’est évidemment avec un indicible bonheur que nous découvrons aujourd’hui ce "Voyage dans le passé", que l’éditeur situe à juste titre dans la lignée de "La peur" et de "Brûlant secret". Nous y goûtons cette plume suave qui a toujours si brillamment allié la sobre élégance du style à une description torrentielle du monde des sentiments, exaltant ceux-ci en une tension extrême.

Comme si ce cher ami de Romain Rolland et Émile Verhaeren n’avait pas par hasard non plus été un fidèle correspondant et confident de Sigmund Freud, il déploie ici un génie de la psychologie qui perce avec la plus intime justesse les abîmes de l’inconscient et l’ambivalence des moindres tropismes intérieurs.

Ainsi qu’y insiste le traducteur Baptiste Touverey dans son propos liminaire, la nouvelle se place explicitement sous le patronage de Verlaine. Les vers de "Colloque sentimental", cités par Stefan Zweig avec quelque approximation, viennent en effet la clore et nous fournir une clé de lecture: "Dans le vieux parc solitaire et glacé/Deux spectres cherchent le passé".

Louis, le héros, jeune homme pauvre mû par une fanatique volonté de transcender sa condition, est tombé amoureux de la femme de son riche bienfaiteur. Elle lui rend cet amour, mais il est bientôt envoyé pour plusieurs mois au Mexique, en mission dans un gisement de minerais. En le quittant, elle lui promet de se donner à lui dès son retour en Allemagne.

Las, le séjour mexicain se prolonge, quand éclate la guerre de 1914. Déchiré jusqu’à la déraison par ces amours contrariées, Louis se damne au travail. Pour lors, le traducteur s’interroge: "Il semble que Zweig ait voulu répondre à sa manière à la grande question: l’amour résiste-t-il à tout? Résiste-t-il à l’usure du temps, à la trahison, à une guerre mondiale?"

L’IMPROBABLE RETOUR

"La discrétion et la pudeur sont des traits constants de sa personnalité, et elles appartiennent comme valeurs supérieures à son idéal d’humanité", était-il écrit dans la préface de "Stefan Zweig, romans et nouvelles" (I) en Pochothèque. C’est bel et bien cet homme-là que nous retrouvons à présent, qui jamais ne s’autorise à violer ses personnages, à les juger d’aucune façon, leur vouant toujours, quels qu’ils soient en leurs doubles profondeurs, un infini respect, comme une paternelle tendresse. À la vie, à la mort, contre tous les procès d’intention, il les protège et leur garde la présomption d’innocence.

On sait que ce grand voyageur, qui se voulait fièrement et résolument Européen avant l’heure, avait vu ses rêves d’humaniste et de pacifiste fracassés dans l’horreur du déferlement nazi. Réfugié au Brésil, il allait donc se donner la mort en 1942 à Petrópolis en compagnie de sa seconde épouse.

Catherine Sauvat, encore, concluait ainsi son portrait de lui: "Après tant de bruit et de fureur, son œuvre s’impose à nouveau, dans une lumière un peu sombre, mais dont la légèreté grave sait toujours, avec précision, gagner les cœurs". Et ceci même, en ce présent "Voyage", s’il nous parle en définitive de l’impossibilité de jamais faire revivre le passé.